IMPUR, revue publiée par les éditions ANTIPODOS, ouvre ses pages aux « littératures désinstallées » : récits d’exilés, d’expatriés, d’immigrés, paroles d’arpenteurs du monde, carnets de voyage. Les problématiques ethnoculturelles et/ou géopolitiques y sont largement posées.
Le premier numéro (parution janvier 2024) contenait un dossier consacré au JAPON et des textes de pierre jourde, hirano keiichiro, agnès giard, sarah vajda, jean-pierre theolier, guillaume orignac, laurent marechaux. Ce numéro peut toujours être acheté en librairies ou commandé en ligne sur rezolibre, plate-forme de l’édition indépendante.
Le second numéro est paru en janvier 2009 et peut d’ors et déja se commander en librairies. Au sommaire, des textes de Fan Wu, Tariq Ali, Taï-Luc, Jean-Jacques Langendorf, Jean-Pierre Théolier, Matthieu Baumier, Guillaume Orignac, Eric Sardar, des entretiens avec Houria Bouteldja et Roger Faligot, etc.
Le numéro 2 d’impur, dont le thème sera LA CHINE, sortira en janvier 2009. Au sommaire, des textes de Fan Wu, Tariq Ali, Taï-Luc, Jean-Jacques Langendorf, Jean-Pierre Théolier, Matthieu Baumier, Guillaume Orignac, Eric Sardar, des entretiens avec Houria Bouteldja et Roger Faligot, etc.
IMPUR donne rendez-vous à ses lecteurs et abonnés le dimanche 11 mai 2024 à la Mécanique Ondulatoire (Paris- Bastille) pour une rencontre avec les auteurs et responsables de la revue. Cette rencontre se déroulera dans le cadre du “March� Pop” (avec la participation du label TRICATEL, de STANDARD MAGAZINE, du label MARTYRS OF POP, etc.).
Rendez-vous au stand martyrs of pop, de 15h � 19h, � la Mecanique Ondulatoire, 8 passage Thi�r�, Paris 11 (m�tro : Bastille / Ledru-Rollin)
:: Le premier numéro d’impur sortira dans les librairies à partir du 30 janvier (diffusion CEDIF / distribution DAUDIN), mais peut être commandé en ligne sur rezolibre, plate-forme de l’édition indépendante…
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Bruno Deniel-Laurent : vous êtes un membre actif de ce qu’il est convenu d’appeler la communauté juive. Pourriez-vous présenter à nos lecteurs votre parcours, vos activités et les organes auxquels vous participez ?
Menahem Macina : Tout d’abord, une précision : mon action est avant tout celle d’un intellectuel qui ne se contente pas de penser dans sa tour d’ivoire. Les idées pour lesquelles je me bats nourrissent et orientent mon action. Tard venu à la recherche, j’ai d’abord étudié la théologie à l’Université catholique de Strasbourg, vers la fin des années 60. Plus tard j’ai suivi un cursus approfondi d’histoire de la Pensée juive et d’histoire comparée du judaïsme et du christianisme, à l’Université Hébraïque de Jérusalem, où j’ai acquis mes grades entre la fin des années 70 et le début des années 80. Après des études de Second Cycle, consacrées aux parallèles de forme et de contenu entre les institutions religieuses de la chrétienté syriaque des IIIe au VIIIe siècles et celles du judaïsme postérieur à la chute du Second Temple, j’ai consacré de longues années à étudier les conceptions messianiques juives et chrétiennes, telles qu’elles se reflètent dans les monuments littéraires apologétiques et exégétiques de l’une et l’autre religions. Constatant la persistance du différend doctrinal abyssal entre le christianisme et le judaïsme, même après les efforts sincères du Concile Vatican II pour répudier “l’enseignement du mépris” et l’hostilité viscérale de beaucoup de chrétiens envers les juifs, je me suis spécialisé dans l’histoire du contentieux théologique entre les deux confessions de foi et dans les tentatives chrétiennes récentes de nouer un dialogue constructif et de mieux connaître les juifs et le judaïsme. C’est l’aspect technique majeur de ma contribution historique et spéculative à cette cause (1). Parallèlement, et parce que nous ne vivons pas dans un monde abstrait et uniquement orienté vers l’étude du passé, je suis impliqué, depuis près de 25 ans, dans la défense et l’illustration des juifs et de l’Etat d’Israël. Cette activité a pris un tour militant public, au tournant de l’année 1999, quand j’ai commencé à m’exprimer sur les premiers sites Internet juifs. Début 2000, j’ai créé mon propre site, qu’une association juive a repris, en 2003, en m’en laissant la responsabilité éditoriale (2). Septuagénaire et n’ayant, de ce fait, plus d’activité professionnelle ni universitaire, je m’investis totalement dans les débats d’idées et dans ce que je n’hésite pas à appeler une “militance” en faveur du peuple juif et de la nation israélienne, constamment et mondialement critiqués, diffamés, et le plus souvent condamnés, en raison du conflit palestino-israélien. Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas un thuriféraire de l’Etat d’Israël, ni ne défends inconditionnellement toutes ses actions. Je suis conscient de la complexité de cette lutte tragique entre deux peuples qui revendiquent la même terre et sont persuadés, l’un et l’autre, de la légitimité de leur cause. Ce qui m’inquiète et motive ma militance, c’est la ‘manichéisation’ de ce conflit. De larges couches d’une opinion publique européenne, de plus en plus remontée contre Israël et systématiquement favorable à la cause palestinienne, participent, souvent à leur insu, à une nouvelle forme d’antisémitisme, sous les habits respectables du combat pour les droits de l’homme palestinien, qui, à en croire les ennemis d’Israël, ne pourront s’exercer pleinement que lorsque les Israéliens auront renoncé à un Etat juif et à ce que leurs ennemis appellent le “racisme sionisme”, bref, lorsqu’ils se seront assimilés en tant que citoyens indistincts d’un Etat unique incluant Arabes et juifs, dont nul ne doute qu’il sera, sinon islamiste, du moins musulman à une écrasante majorité. Dans ce cas, il est évident que l’unique entité nationale juive au monde aura cessé d’exister. C’est parce que, à tort ou à raison, je crois un tel scénario possible, que je consacre ce qui me reste de forces et de temps à vivre et – oui ! - à ‘prêcher’, même si ce doit être dans le désert, pour la défense de ce que contiennent de vérité et de justice les causes respectives des deux protagonistes majeurs de ce conflit : les Palestiniens et les Israéliens – ces derniers étant, je le rappelle, des Juifs et, constituant, à ce titre, une partie indissociable de la communauté juive du monde entier.
Bruno Deniel-Laurent : Il est incontestable qu’Israël est une partie indissociable du monde juif, mais je me permets toutefois de préciser qu’un Israélien sur cinq n’est pas juif. Mais revenons sur la crainte que vous exprimez : celle d’un État multi-confessionnel regroupant populations juives et palestiniennes. On peut en effet supposer que certains partisans d’une telle entité voient dans cette option politique la possibilité de faire des Juifs une minorité religieuse et de les soumettre ainsi au statut de dhimmis (« protégés »). Que répondez-vous à ceux (et il y a des Juifs parmi ces derniers) qui pensent que les communautés juives pourraient s’épanouir au sein d’une société musulmane, comme elles l’ont longtemps fait avant la création d’Israël ? Est-ce naïveté ? Utopie ? Traîtrise ?
Menahem Macina : C’est là une question complexe. Sa réponse nécessiterait un très long développement qui n’est pas acceptable dans un cadre aussi restreint que celui de cette interview. Je vais néanmoins m’efforcer de répondre de manière globale aux points que vous évoquez.
S’agissant de votre affirmation selon laquelle « un Israélien sur cinq n’est pas Juif », je vous rappelle qu’il y a beaucoup de pays où l’on peut constater un pourcentage de cet ordre, voire plus élevé encore, en matière d’appartenance religieuse. Ce qui me donne l’occasion de rappeler que, s’il n’est pas indispensable d’être Juif pour être Israélien – c’est le cas de très nombreux Arabes musulmans et chrétiens -, par contre, Israël a été créé pour être l’Etat des Juifs, de tous les Juifs qui veulent venir y faire souche. C’est le substrat même du projet sioniste, qui n’était pas exclusivement religieux, à l’origine, tant s’en faut, et ne l’est toujours pas aujourd’hui.
En ce qui me concerne, je n’utiliserais pas, comme vous le faites, l’expression d’ «Etat multi-confessionnel». Stricto sensu, à l’exception de certains Etats islamiques, tout Etat est multiconfessionnel, pour la simple raison que l’appartenance religieuse des membres de sa population n’est pas un paramètre constitutif de leur nationalité. Ceci étant dit, force est de reconnaître que le cas d’Israël est tellement spécifique qu’il est irréductible à tous les schémas – c’est d’ailleurs pour cela qu’il est si mal compris et assimilé abusivement à un sectarisme religieux. En réalité, ce qui constitue l’identité nationale des Juifs qui ont choisi de vivre dans cet Etat, c’est leur judéité (et non leur judaïsme), c’est-à-dire, leur reconnaissance du fait qu’ils appartiennent au peuple juif. Même si beaucoup de Juifs israéliens récusent cette conception, ils savent qu’elle est inscrite dans la Loi fondamentale (équivalent de la Constitution, qui n’a jamais été rédigée, pour des raisons qu’il serait trop long d’exposer ici).
Or, ce qui caractérise et “délimite” les contours de cette collectivité humaine particulière, indépendamment du fait qu’elle vit en Israël, c’est qu’elle se reconnaît comme juive, et pas forcément au sens confessionnel du terme, mais au sens national, comme précisé ci-dessus. On sait que le vecteur de cette orientation, à la fois traditionnelle et résolument moderne, vers la Terre d’Israël, a été le mouvement sioniste (2). Malheureusement, par une tragique ironie de l’histoire, le projet sioniste d’émancipation et de rassemblement du peuple juif sur la terre de ses ancêtres a été tellement calomnié et diabolisé, que le terme même de “sionisme” est devenu le paradigme des pires excès du colonialisme occidental. C’est que là réside le nœud du problème, ainsi que le résume excellemment ce passage d’un ouvrage, lui aussi incontournable sur cette question (3) :
“Est-il recevable, historiquement parlant, de dénier au sionisme sa légitimité de mouvement national se battant pour l’indépendance d’un peuple, au motif que ce peuple ne vivait pas, de manière naturelle et habituelle, dans le pays où il réclame cette indépendance… ? Alors que l’aspiration juive à l’indépendance nationale ne diffère pas dans son essence des autres aspirations du même type, la voie par laquelle le peuple juif a été amené à faire concrétiser la sienne est hors du commun, comme l’a été la tragédie juive. La justification morale de l’entreprise en est-elle affectée ? Celui qui répond par l’affirmative vide de son contenu moral l’axiome du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.”
Je précise, au passage, que ce que craignent les Juifs qui ont choisi de lier leur destin à cette portion de la terre de leurs ancêtres, sur laquelle ils ont proclamé la souveraineté nationale juive - laquelle a été ratifiée par l’ONU -, ce n’est pas d’avoir le statut de dhimmis, mais de se retrouver dépossédés de leur identité et de leur autonomie nationales par les Palestiniens, dont le taux de croissance démographique est nettement supérieur à celui de la population juive. La question n’est donc pas la possibilité que « des communautés juives [puissent] s’épanouir au sein d’une société musulmane, comme elles l’ont longtemps fait avant la création d’Israël », selon votre formulation. Il s’agit, en fait, d’une question cruciale d’essence et d’existence. A ce propos, je ne résiste pas à la tentation de reformuler la fameuse expression de Hamlet, en ces termes : « Être ou ne pas être Juif, telle est la question. »
J’ose même une comparaison qui fera grincer des dents à beaucoup. Le peuple tibétain, on le sait, a perdu son identité nationale. Son territoire a été avalé par le dragon chinois et considéré comme une province de cette immense nation. Sa culture et ses coutumes elles-mêmes ne subsistent plus qu’à l’état de folklore. C’est, mutatis mutandis, ce qui arrivera à l’Etat juif, à la culture et aux croyances de sa population juive, si elle est absorbée par l’énorme monde arabe. L’existence physique de nombreux Juifs de la région sera probablement préservée, mais au prix de la disparition de l’essence de ce qui est constitutif des Juifs, à savoir le lien ombilical multiséculaire à la terre d’où son peuple est issu, et au creuset de laquelle sa conscience et sa culture se sont forgées durant plus d’un millénaire.
Loin de moi donc l’idée même de taxer de «naïveté», d’«utopie», ou, pire, de «traîtrise» les Israéliens qui choisissent de se fondre indistinctement dans un Etat binational à majorité arabe. Je me garderai de juger leur choix à l’aune du mien qui, je l’avoue, est diamétralement opposé.
Bruno Deniel-Laurent : Que répondez-vous à ceux qui affirment que le sionisme s’est épanoui dans un contexte historique précis – celui des nationalismes européens – et qu’il n’est plus aujourd’hui une voie salutaire pour les Juifs ? Que pensez-vous de ces thèses selon lesquelles l’établissement d’un foyer national juif et l’appel au retour a réifié, asséché la vitalité et les traditions des communautés juives ?
Menahem Macina : Que le sionisme se soit « épanoui dans un contexte historique précis », ce n’est pas un scoop. Tous les peuples, comme, d’ailleurs, tous les hommes et toutes les femmes sont nés dans un milieu spécifique et ont été conditionnés par la mentalité, les coutumes et les croyances de leur temps. Ce qui n’a pourtant pas empêché les nations d’évoluer chacune de manière différente, même si un certain nombre de comportements, d’institutions et de conceptions plus ou moins identiques ou analogues se retrouvent dans toutes les cultures.
L’expression « nationalismes européens » est une espèce de mantra, qui, par son affectation de culture politique peut donner l’illusion que ceux qui l’emploient sont au fait de l’histoire, en général, et de celle du nationalisme, en particulier. Comme c’est le cas de nombreux concepts, le terme “nationalisme” est entré dans l’inconscient collectif des peuples comme un repoussoir humanitaire, du seul fait que des dictateurs fous et des masses fanatisées en ont fait un usage meurtrier. De même qu’il ne faut pas prêter une oreille trop complaisante aux théories qui rendent la télévision responsable de la pornographie, de la pédophilie et de la violence, du seul fait que trop de films ou d’émissions flattent, volontairement ou non, les bas instincts des téléspectateurs, de même il ne faut pas confondre les aberrations du nationalisme fasciste et hitlérien avec le sentiment naturel d’appartenance à une nation spécifique.
La remarque vaut encore plus s’agissant du nationalisme israélien qui, malgré l’étiquette honnie de “nationalisme”, n’a rien à voir avec ses déviations évoquées ci-dessus. Le fait que le terme “sionisme” subsume ce nationalisme d’un genre particulier aggrave évidemment son cas aux yeux de ceux et celles qui jugent des événements et des idées sur la base de leur nom. A ce compte, ce serait une malédiction que de s’appeler Richard, du fait que le langage populaire emploie ce terme de manière hostile pour désigner ceux dont la richesse est une insulte à la pauvreté. Être sioniste, pour un Juif (qu’il soit Israélien ou de toute autre nationalité), c’est s’inscrire moralement, intellectuellement, voire religieusement pour certains, dans la ligne d’un mouvement qui a réussi à redonner son identité et sa dignité à un peuple juif dispersé et majoritairement assimilé depuis de nombreux siècles. Que cette renaissance nationale se soit réalisée autour de l’aspiration multimillénaire d’un retour à l’antique Sion (d’où vient le mot “sionisme”) et non d’un rassemblement en Ouganda ou en Argentine (4), est peut-être un hasard de l’histoire (c’est en tout cas ce que disent nos agnostiques juifs), mais ce qui est sûr c’est que cet événement a prouvé la justesse du dicton selon lequel “le hasard fait parfois bien les choses”.
Ceci pour prendre le contre-pied de l’hypothèse selon laquelle, pour reprendre vos propres termes, « le sionisme… n’est plus aujourd’hui une voie salutaire pour les Juifs ». En médecine, on considère un traitement comme salutaire, s’il améliore la santé du malade et, a fortiori, s’il lui sauve la vie. Pour beaucoup de Juifs et de Juives, si l’on ne peut prouver de manière apodictique que le sionisme a “sauvé” le peuple juif, force est de reconnaître, si l’on est pas de mauvaise foi, qu’il lui a fait du bien, et, en tout état de cause qu’il ne lui a pas fait de mal.
Et puisque vous me demandez ce que je pense des « thèses selon lesquelles l’établissement d’un foyer national juif et l’appel au retour ont réifié, asséché la vitalité et les traditions des communautés juives », je vous réponds tout net que c’est tout le contraire. Tout d’abord cette affirmation d’une réification rappelle furieusement l’usage orienté qu’ont fait des générations de chrétiens, au fil des siècles, de l’opposition paulinienne entre la chair et l’esprit. En transposant, le sionisme serait “la chair” en lutte contre l’esprit - le judaïsme. Seuls ceux qui ignorent tout de la vitalité des communautés juives, orthodoxes et “conservative”, en Israël, de l’efflorescence du hassidisme et de la reviviscence de l’esprit pionnier du sionisme religieux, peuvent émettre un jugement aussi réducteur. Ce qui est certain, c’est que l’idéologie sioniste a pris une nette coloration que l’on peut appeler politique, parce qu’elle vit au diapason des rudes réalités de l’heure, faites de menaces souvent mortelles, de lutte pied à pied pour conserver un lopin de terre, même acquis légalement, de vie rude et dangereuse dans une société rude et extrêmement laïcisée.
Si c’est à ces conditions de vie éprouvantes que fait allusion la critique que je réfute, m’est avis qu’elle fait penser aux récriminations des Juifs dans le désert, après la sortie d’Egypte. Ils sont nombreux, dans la société israélienne, ceux qui regrettent bruyamment “le poisson que nous mangions pour rien en Egypte, les concombres, les melons, les laitues, les oignons et l’ail” (cf. Nb 11, 5) ; autrement dit, les conditions de vie, incontestablement plus faciles en Diaspora qu’en Israël. Il est vrai que les gens sont beaucoup moins amènes et accueillants quand la vie est dure et que l’insécurité et l’impécuniosité règnent. Tel est souvent le lot de beaucoup d’Israéliens, surtout dans les couches défavorisées de la population. Pas étonnant qu’alors, les rapports humains ne baignent pas dans les sourires et les bonnes paroles, qui abondaient, au contraire, dans les lieux de leur dispersion, dont nos Juifs regrettent aujourd’hui la quiétude et la prospérité.
Pour conclure, ayant vécu moi-même dans des conditions très difficiles dans ce pays, où ne coulent pas encore, tant s’en faut, le lait et le miel, je serais le dernier à prétendre qu’Israël est un pays de cocagne. Par contre, je conteste, jusqu’à plus ample informé, l’affirmation selon laquelle le judaïsme vécu en Israël serait “chosifié” et aurait perdu sa vitalité et son attachement aux traditions.
Bruno Deniel-Laurent : Je pense qu’il ne serait pas superflu, au cours de cet entretien, d’accorder un peu de place à la sémantique et préciser les sens possibles du mot « antisémite » ; car si l’antisémitisme peut être une « stratégie politique » (désigner un « ennemi commun » pour souder une alliance), un ensemble de préjugés plus ou moins surmontables, une obsession, etc., m’autorisez-vous à dire qu’il peut aussi être une arme rhétorique utilisée par un individu (juif ou non) pour disqualifier un adversaire ? Le monde des idées est régulièrement agité par des « affaires » et ne serait-ce qu’au cours des dernières années, nous avons connu « l’affaire Renaud Camus », « l’affaire Eric Bénier-Bürckel », « l’affaire Bourdieu / Milner », sans oublier Edgar Morin, Dieudonné, Thierry Séchan, Bruno Gollnisch, Marc-Edouard Nabe, Raymond Barre, l’Abbé Pierre, Jacques Vergès, Alain Soral, Pascal Boniface, Raphaël Confiant, Ginette Hess-Skandrani, Kémi Seba, Tariq Ramadan, Christian Laborde, Daniel Mermet, Jean-Louis Costes, Gabriel Cohn-Bendit, Roger Garaudy, Jean Brière, Guy Hocquenghem, Jean-Edern Hallier, etc. Nous reviendrons tout à l’heure sur certaines de ces affaires, leurs tenants et leurs aboutissants…
Menahem Macina : Je ne suis pas au fait de tous les incidents afférents aux personnes que vous citez, et très franchement, ils ne m’intéressent pas. Sans vouloir vous blesser, il me semble qu’ils appartiennent plus à la mondanité et aux menus scandales du microcosme branché français, voire exclusivement parisien, qu’au monde de la pensée et aux débats d’intellectuels.
Mais, puisque vous évoquez la sémantique, je veux bien tenter de vous répondre, en ce qui concerne l’usage, parfois intempestif et souvent agaçant pour celles et ceux qui n’en sont pas victimes, du qualificatif d’“antisémite”. On reproche souvent aux Juifs de voir de l’antisémitisme partout, insinuant par là qu’ils sont un brin paranoïaques. A défaut d’expertise en matière de psychiatrie et/ou de psychologie comportementale, j’ai l’expérience vécue de l’attitude que l’on a à mon égard, dès que je suis identifié comme juif.
Permettez-moi une confidence : j’ai soixante et onze ans et je ne suis identifié comme Juif à part entière que depuis trente ans. J’ai vécu près de la moitié de mon existence en ignorant totalement mes origines juives, au demeurant assez obscures, et en tout cas pas suffisantes pour faire de moi un israélite, au sens où la tradition juive l’entend. De ce fait – et c’est là une expérience peu commune, croyez-moi –, j’ai parlé des Juifs, réfléchi à leur histoire et à leur sort peu enviable en termes de “eux” et «nous », le nous en question connotant, pour moi, le monde chrétien auquel j’appartenais tant par mon éducation que par ma croyance. Quand, en 1977, je décidai, après plus de six années d’hésitation de devenir Juif à part entière, avec tout ce que cela comporte d’implications sociologiques et identitaires, j’étais loin d’imaginer ce qui m’attendait.
Pour faire bref, j’ai eu le privilège assez rare de constater la différence d’attitude des autres à mon égard entre “l’avant” et “l’après” de mon identification à ce peuple. J’ose dire que, très vite, j’ai eu le sentiment de porter une étoile invisible, d’arborer, à mon insu et à mon corps défendant, une marque fatale, un marqueur d’identification infaillible qui me désignait comme l’Autre aux yeux du non-Juif qui ignorait tout de mon passé “normal”. Au fil des années et au gré de mes voyages et séjours dans des lieux de résidence différents en Europe, je me suis constitué une fameuse collection de réflexions, aussi stupides que navrantes, ayant leur source dans une curiosité plus ou moins malsaine, ou une fascination plus ou moins horrifiée. Dans le style :
« Vous autres, quand même, je ne sais pas comment vous vous débrouillez pour vous faire tellement mal voir… »
« Pourtant, vous avez un paquet de génies dans votre peuple, par exemple, Einstein… » (En général, l’énumération se limite à ce dernier !).
« C’est tout de même terrible ce que les nazis vous ont fait… »
« C’est d’ailleurs pour ça que les gens s’étonnent de ce que vous fassiez pareil avec les Palestiniens… Je ne dis pas que vous les traitez comme les nazis vous ont traités, mais pour eux – faut les comprendre –, vous êtes un peu des nazis… »
Je vous épargnerai ici la gamme de mes réactions. L’important c’est que quelqu’un comme moi, qui n’a pas été élevé dans un milieu juif traditionnel ou émancipé, s’aperçoit qu’on ne le considère pas d’abord comme une personne spécifique, mais comme l’un des membres d’une entité quasi numineuse, un peuple étrange, irréductiblement différent et vaguement inquiétant, que l’on appelle les Juifs.
Sans aller, comme Sartre et ses épigones, à dire que c’est le regard des autres qui vous fait Juif, je reconnais que ces autres m’ont aidé – que dis-je aidé ? – contraint à me sentir Juif et différent. Et mieux vaut ne rien dire de ce qui m’est arrivé depuis que, devenu viscéralement attaché au sol de l’antique Judée et devenu Israélien par choix, il y a trente ans. L’identité juive n’est déjà pas toujours facile à porter, mais ce n’est rien à côté de l’identité israélienne. Pour mes relations européennes les plus larges d’esprit, je constitue un cas. Mon attachement à la terre que je considère comme étant celle de mes ancêtres et à mon Etat qui a rendu sa dignité et son israélité à mon peuple dispersé, sont pour mes interlocuteurs une cause de malaise, voire d’animosité. Il leur semble qu’en affirmant cette mienne identité, je nie celle des Palestiniens. Voilà pourquoi, je leur apparais comme étant - « tout de même » - un brin nationaliste, intransigeant, et pourquoi pas néo-colonialiste…
En vous racontant tout cela, je ne crois pas avoir éludé votre question. J’ai simplement illustré ma réponse en la situant dans son contexte polémique et passionnel – non que moi je veuille qu’il soit tel, mais parce qu’il accompagne mon existence et mes rapports avec autrui comme l’ombre portée de ma personne. Alors, peut-être pouvez-vous comprendre, à défaut de l’approuver, la réaction d’un Juif qui n’est ni antisioniste, ni post-sioniste, ni acharné à détruire en lui-même l’identité qui le rend étrange aux yeux des autres et étranger dans son propre pays, à tout propos qui n’amuse que les non-Juifs aux dépens de ceux qui le sont. Vous avez dit paranoïa. Quand l’injustice, le mépris et la haine accompagnent celles et ceux de votre peuple, et vous avec ; quand cela dure depuis la nuit des temps et recommence périodiquement, sous différents prétextes ; comment voulez-vous ne pas tomber parfois – si peu, mais quand même… - dans la paranoïa ?
Que le non-Juif qui n’a jamais éprouvé de frustration, jette au Juif qui en a été abreuvé, la première pierre !
Bruno Deniel-Laurent : Je ne pense pas que les affaires que j’ai citées se résument à des « menus scandales du microcosme branché français ». Arrêtons-nous, par exemple, sur le cas d’Alain Soral. Dans un article publié le 29 septembre 2004 (« Soral, pyromane antisémite victime de l’incendie qu’il provoque ») (5), vous réagissiez à l’attaque, par un commando de militants sionistes, d’une librairie parisienne dans laquelle Alain Soral dédicaçait un livre. A défaut d’approuver de telles méthodes, « étrangères à l’éthique juive », vous disiez « au moins comprendre l’état d’esprit » des assaillants ; puis vous citiez les écritures juives, le prophète Osée et le Livre de Daniel : « Ceux qui ont perpétré cette attaque sont des Juifs désespérés mais déterminés. Soral les a acculés à la haine, et ils rendent coup pour coup, parce qu’ils ne croient plus à l’efficacité de la patience et de la dignité juives. Ce sont les “violents de notre peuple”, dont parle le Livre de Daniel (Dn 11, 14). » Pourriez-vous nous dire succinctement, avant tout autre analyse, qui étaient ces « violents de notre peuple » dont parle le prophète Daniel ?
Menahem Macina : Ce passage de Daniel dit très exactement : "En ces temps, un grand nombre se dresseront contre le roi du Midi et les violents parmi ceux de ton peuple se lèveront pour accomplir la vision, mais ils trébucheront ". Le chapitre dont est extrait ce verset est d’interprétation difficile, car il décrit par avance des événements eschatologiques, réputés devoir se produire à la fin des temps. Mais le sens de cette phrase est assez clair. Ces “violents” juifs croient que le temps est arrivé où les assurances d’intervention de Dieu en faveur de son peuple, annoncées par les prophètes et garantissant la victoire des forces du bien sur celles du mal, vont s’accomplir. Ils y croient tellement qu’ils décident de donner un coup de pouce à l’histoire en passant directement à l’attaque de leurs persécuteurs.
La tradition juive a toujours mis en garde contre cette attitude, ou d’autres similaires, consistant à “précipiter [ou ‘hâter’] la fin”. Selon elle, il faut attendre l’intervention de Dieu et ne pas devancer les temps qu’il a fixés de toute éternité pour prendre en main le destin de son peuple et celui de l’humanité. C’est par analogie que j’ai recouru à cet exemple pour qualifier l’action violente de ces Juifs qui ont commis des déprédations dans la librairie où Soral dédicaçait son livre.
Et donc, pour en revenir à mon commentaire de cet incident, que vous citez, je ne puis que réitérer ici ce que j’écrivais alors : « Ceux qui ont perpétré cette attaque sont des Juifs désespérés mais déterminés. Soral les a acculés à la haine, et ils rendent coup pour coup, parce qu’ils ne croient plus à l’efficacité de la patience et de la dignité juives. »
Je connais plus d’un Juif qui vit dans cet état d’esprit. C’est celui qui a poussé un Barouch Goldstein à massacrer une trentaine de Palestiniens au tombeau d’Abraham à Hébron, en 1994 (6). Celui qui anime encore aujourd’hui les membres de certains groupuscules aux noms divers et les pousse à crier haut et fort leur exaspération, voire à molester (en général légèrement) leurs adversaires politiques et idéologiques.
Mais il faut savoir que de telles attitudes choquent profondément l’ensemble des Juifs, en Diaspora. Il serait trop long d’exposer ici le dilemme qui est le leur, partagés qu’ils sont entre la crainte de redevenir, comme leurs parents et grands-parents, des “brebis d’abattoir”, et celle de donner aux non-Juifs le spectacle de gens qui recourent à la violence. Les divergences de vues entre les Juifs qui considèrent comme inéluctable le recours à la force pour se défendre contre ce qu’on leur fait subir, et ceux qui ne peuvent se résoudre à une telle extrémité, traduisent un changement – qui fut lent à se faire jour, mais semble inéluctable.
Dans un passé relativement récent, l’idée même d’une révolte, d’une revendication, ou d’une manifestation publiques n’avait jamais effleuré l’esprit des Juifs. Il faut se souvenir, en effet, qu’ils avaient été longuement inexistants sur les plans politique et social, et tout juste tolérés, avant d’être enfin émancipés et trop reconnaissants de l’être pour décevoir ou choquer les sociétés qui les avaient admis au rang de citoyens. Mais les choses commencèrent à changer au fil des décennies qui suivirent la Shoah, et qui coïncidèrent avec la création de l’Etat d’Israël, et l’admiration non dissimulée des non-Juifs pour ce petit peuple courageux, ses réalisations pionnières et ses victoires sur un monde arabe qui, à l’époque, n’avait ni la faveur des Etats, ni celle des populations européennes. Lentement mais sûrement, l’identité et l’autonomie du Juif se sont affirmées. Il a complètement perdu ses inhibitions et a commencé à revendiquer fièrement ses différences, identitaire, religieuse, culturelle, et même, pour certains, nationale – entendez le sentiment d’une solidarité de destin avec l’Etat d’Israël, tout aussi grande, voire plus viscérale, qu’avec sa patrie nationale.
Bruno Deniel-Laurent : Les paroles prononcées par Alain Soral dans ce reportage de France 2 – paroles sans méandres ni litotes – ont valu à son auteur une triple réponse : boycottage médiatique, agression physique et poursuites pénales. Or ces paroles avaient été « volées » par le journaliste de France 2 dans le cadre d’une discussion qui était censée rester privée. On sait que lors d’un simple bavardage, la parole intègre des raccourcis, des approximations, des argumentations hâtives que le contradicteur peut tenter d’infléchir. Alain Soral est un intellectuel et il devrait donc, à mon sens, être jugé sur ses écrits ou ses interventions à visée publique, et non pas sur des propos dérobés à son insu, et sortis de leur contexte. Mais revenons sur l’attaque de cette librairie (filmée par un téléphone portable dont les images ont largement circulé sur internet). Cette agression a été très violente ; dans son essence, elle est « terroriste » puisqu’elle a blessé des simples badauds, des femmes, etc. Vous dites, vous l’intellectuel, l’homme de dialogue, « AU MOINS comprendre l’état d’esprit des assaillants », assaillants qui n’en sont pas à leur coup d’essai et dont les actions, contrairement à ce que vous dites, sont rarement « légères ». Cet « AU MOINS », qui semble excuser ces partisans de la terreur, signifie-t-il que vous accordez une légitimité grandissante à l’action violente contre certains adversaires désignés, y compris contre des intellectuels ?
Menahem Macina : Certainement pas. En ce qui me concerne, celles et ceux qui me connaissent savent que je suis résolument contre la violence, surtout quand il ne s’agit pas d’une action de légitime défense. Je me suis placé sur le plan général juif et j’ai tenté de faire preuve d’empathie, non pas à l’égard des agresseurs de Soral - que je ne connais pas et dont j’ignorais qu’ils fussent coutumiers de ce genre d’actions -, mais à l’égard des Juifs en général, qui sont sans cesse l’objet de délégitimation, de diabolisation, voire d’agressions physiques - dont certaines peuvent être mortelles (8) -, d’un bout à l’autre de la planète et qui, à tort ou à raison, se sentent en état de siège, voire menacés dans leurs biens et jusque dans leur intégrité physique. En affirmant que ceux qui ont perpétré cette attaque « sont des Juifs désespérés mais déterminés », que « Soral a acculés à la haine », et qu’ « ils rendent coup pour coup, parce qu’ils ne croient plus à l’efficacité de la patience et de la dignité juives », je leur prêtais généreusement des sentiments qui ne sont peut-être pas les leurs.
A la lumière de tout ce que j’ai dit jusqu’ici, je pense que vous connaissez parfaitement la réponse à la question que vous posez – de manière rhétorique, je l’espère. Mes propos empathiques envers les agresseurs de Soral ne « signifient » pas que « j’accorde une légitimité grandissante à l’action violente contre certains adversaires désignés, y compris contre des intellectuels ». Je n’ai jamais cautionné le terrorisme, d’où qu’il vienne et quelles qu’en soient les motivations. Tout au plus ai-je cherché à trouver des circonstances atténuantes aux actions répréhensibles que vous avez évoquées. Tenter de comprendre ne signifie pas approuver. Pour être équitable, force est de reconnaître que la grossièreté et la violence verbales de Soral, ainsi que sa phraséologie assassine et ses insultes antisémites, sont tout aussi répréhensibles que les réactions qu’elles ont générées. Il ne serait pas honnête de ne sanctionner que la violence de la réaction, en passant sous silence celle de la provocation. Ce serait adopter, mutatis mutandis, la phraséologie de la propagande palestinienne, largement relayées par les “belles âmes” occidentales, qui consiste à crier haro ! sur la violence des représailles militaires en minimisant, voire en passant sous silence les tirs de roquettes qui les ont provoquées. Jamais, me semble-t-il, n’a été autant à l’ordre du jour le proverbe d’origine biblique : “Qui sème le vent récolte la tempête” (d’après Osée 8, 7).
La seule “violence légitime” est celle qui s’exerce dans le cadre strict de la loi. C’est pourquoi, dans les sociétés civilisées, les détenteurs des moyens de répression sont les membres des corps constitués à cet effet : armée, police et justice. Et l’on sait, hélas, que cet exercice de la force n’est pas, tant s’en faut, exempt d’excès, voire d’injustices. C’est pourquoi tant les Juifs que les chrétiens fervents et conséquents avec leur foi, leurs Ecritures et leurs traditions, aspirent tant à l’établissement, sur la terre, du Royaume de Dieu, qui, seul peut faire régner ici-bas la paix à laquelle l’humanité aspire tant, et qu’aucun régime, aucun “isme” n’a jamais été en mesure d’instaurer [9].
Bruno Deniel-Laurent : Puisque vous parlez de violence verbale, il me semble que celle de Claude Lanzmann à l’égard de Raymond Barre (« J’accuse Raymond Barre d’être un antisémite », publiée dans Libération du 6 mars 2007), atteint des sommets de brutalité, elle n’a rien à envier à celle d’Alain Soral. Revenant sur les phrases prononcées par Raymond Barre dans les minutes ayant suivi l’attentat antijuif de la rue Copernic (alors premier ministre, il avait parlé d’un « attentat odieux qui voulait frapper les Juifs se trouvant dans cette synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic »), Claude Lanzmann l’accuse de « se faire le héraut de cette passion immonde [l’antisémitisme], de la propager, de s’en glorifier ». Vous avez soutenu sans aucune réserve ce texte de Claude Lanzmann. M’autorisez-vous à croire que les propos de Raymond Barre, quoi qu’on puisse en dire sur le fond, avaient au moins le mérite d’être exprimés sans langue de bois, sans prudence rhétorique – ce qui est déjà un acte salutaire en ces temps d’autocensure permanente ? De la même façon, parlant de Maurice Papon ou Bruno Gollnish, Raymond Barre a choisi de préférer la nuance plutôt que de céder aux réflexes pavloviens de mise au pilori. Bref, à l’instar d’un Finkielkraut, il s’est frotté – imprudemment, semble-t-il – à la complexité du monde, au champ impur de l’histoire. Pour Claude Lanzmann, c’est déjà trop…
Menahem Macina : Comme vous le savez, j’ai mis en ligne sur le site de l’UPJF, début mars 2007, la libre opinion de Lanzmann, que vous évoquez [10], et il est vrai que j’avais alors totalement approuvé ses propos violents à l’encontre de l’ex-Premier ministre français. C’est que les commentaires de Barre, dans son interview, n’étaient pas anodins. Je rappelle qu’il qualifiait de « coupables », les Juifs de la rue Copernic, cibles de l’attentat odieux qui avait tué des non-Juifs, et qu’il employait, en revanche, pour parler des victimes non juives, l’expression de « civils innocents » ! Je me souviens également qu’il déplorait que les terroristes n’aient pas fait sauter la synagogue et les Juifs, mais aient commis un « attentat aveugle ». Et il est possible qu’en parlant de « Juifs coupables », il ait – consciemment ou non – exprimé sa sympathie à l’égard de la cause palestinienne, et, du même coup, son hostilité aux réactions d’autodéfense musclées des Israéliens, que, comme beaucoup d’autres, il percevait comme brutales et injustes.
Aussi, pour remettre dans son contexte ma critique acerbe de Barre et mon alignement inconditionnel d’alors avec les propos excessifs de Lanzmann, que vous évoquez, vous devez vous souvenir de mon aveu, émis plus haut, qu’à l’instar de beaucoup de juifs, je ne suis pas indemne de réactions paroxystiques – certains diront paranoïdes -, quand je lis ou entends des propos qui me semblent non seulement partiaux et injustes à l’égard de mon peuple, mais de nature à le diaboliser et donc à le mettre en danger. Aujourd’hui, avec le recul du temps, j’émettrais quelques réserves concernant l’article de Lanzmann, et en particulier l’accusation radicale d’« antisémitisme » qu’il fulmine à l’encontre de Barre, allant même, si je me souviens bien, jusqu’à lui reprocher de propager ce sentiment odieux. Sur ce point au moins, je pense qu’il est allé trop loin.
Mais je ne veux pas être hypocrite, et je ne cache pas que j’éprouve toujours de la répulsion pour l’animosité tranquille de Barre à l’égard des juifs, en la circonstance. Et je ne suis guère enclin à porter à son crédit le fait qu’il ait formulé ses critiques de certaines attitudes juives, « sans langue de bois », comme vous le faites remarquer, ne serait-ce que parce que, quelle que soit la manière dont on les exprime, de tels propos ne sont pas admissibles. A ce propos, je me souviens qu’en écoutant l’interview de mars 2007, je n’avais pu me départir de impression que les années écoulées depuis son commentaire affligeant de l’attentat de la rue de Copernic, n’avaient pas dissipé son amertume, ni sa rancune pour le scandale qu’avaient déclenché ses propos dans le monde juif, et qu’il avait profité de l’occasion pour régler ses comptes. Comme beaucoup, j’avais été choqué, et même scandalisé, de le voir se réfugier dans une attitude obsidionale, en attribuant sa mauvaise réputation ultérieure suite à cette affaire à un « lobby juif » qui cherchait à lui nuire.
Mais je voudrais prendre de la hauteur par rapport à ces péripéties datées, pour tenter de transcender les clivages idéologiques et les polémiques stériles, et réfléchir au grave problème de la violence verbale qui les sous-tend. Ce n’est pas un scoop que de rappeler qu’elle est omniprésente. En parlant de violence verbale, je ne fais pas seulement allusion à l’agressivité que traduit le diapason, généralement très élevé, des échanges verbaux entre gens qui s’affrontent, mais du caractère blessant, accusateur, voire insultant, des arguments et des termes qui les expriment. Souvent, il s’agit de véritables rixes verbales, qui peuvent, à tout instant, dégénérer en affrontements, si ce n’est en agressions physiques, avec coups et blessures, voire pire.
Je ne voudrais pas paraître excessif, ni verser dans la démesure, mais il me semble que les dissentiments entre intellectuels descendent trop souvent au niveau des grossières empoignades de vulgaires quidams, avec leur cortège de horions verbaux, voire physiques que je viens d’évoquer. Même quand les débats sont relativement courtois et qu’ils évitent les cris et les affrontements physiques, ils sont rarement indemnes d’animosité, d’hostilité, voire de haine sourde. J’irais même jusqu’à dire que certains échanges fielleux entre gens de qualité, qui sont d’avis contraire sur un ou plusieurs sujets, trahissent parfois des sentiments paroxystiques, qui, s’ils n’étaient pas contenus, par souci de décence ou de notoriété, pourraient facilement dégénérer en bagarres dégradantes. Tout se passe comme si la violence des protagonistes était au tournant de chaque réplique, tel un chien prêt à mordre, dès que l’un d’eux a le dessous.
J’ai maintes fois fait l’expérience de ce que je tente de décrire par des mots sans doute inadéquats. On dira sans doute que j’ai tort d’extrapoler à partir de mon cas personnel et j’en accepte par avance les conséquences. Je le confesse donc : j’ai maintes fois réagi avec violence à des propos que je percevais comme injustes ou blessants, ou les deux à la fois. Les excès verbaux ou écrits - j’ai pu le constater – ont leur source dans deux états d’âme, aussi courants qu’antithétiques : la peur et la volonté de puissance.
La peur - avec ses corollaires : la souffrance et le sentiment d’être incompris, voire victime – est l’une des sources les plus fréquentes de la violence. Elle procède le plus souvent de la faiblesse, même chez les forts. C’est, me semble-t-il, l’une des principales réactions d’autodéfense de quiconque se sent déstabilisé. A ce titre, lorsqu’elle n’est pas maîtrisée, elle constitue une véritable pathologie. Toutefois, elle n’a pas un caractère intrinsèquement malfaisant, et on peut la guérir.
Tout autre est le cas de la violence qui procède de la volonté de puissance, et, à ce titre, est une perversion difficilement curable. Quiconque y est sujet ne supporte pas qu’on lui donne tort, ni même qu’on n’adhère pas à ses convictions. C’est un tyran en puissance. Malheur à son entourage, voire à tous ses contemporains, s’il accède un jour à un pouvoir discrétionnaire (qu’on se remémore, entre autres, le cas emblématique de Hitler).
Il serait trop long – et ce n’est pas possible dans le cadre de cette interview – de traiter, comme il le faudrait, des réactions de chacun(e) d’entre nous à la violence qui nous habite. Je me contenterai donc, pour faire bref, de dire sommairement qu’elles dépendent de la position de faiblesse ou de force de ceux ou celles qui s’y laissent aller. La colère du faible, en effet, n’est guère efficace et se retourne le plus souvent contre lui. Incapable de cacher sa souffrance, puisque sa violence même, dans ce qu’elle a de plus pathétique, en procède, il dévoile aux yeux de tous à quel point il est atteint, et donc vulnérable. Ses larmes ne sont pas loin, et elles jaillissent parfois, lui valant, au mieux, la compassion gênée, au pire, le ridicule et le mépris. La violence du fort, par contre, suscite la crainte, voire la terreur. Elle est destructrice et tout le monde cherche à ne pas en être victime. A chacun donc de s’examiner pour déterminer, s’il en est capable, à quelle catégorie ressortit sa violence personnelle.
J’en terminerai avec cette problématique complexe - à laquelle m’ont amené vos questions, aussi pertinentes qu’incisives - en insistant, une fois de plus, sur ma conviction que ce qui rend souvent les juifs insupportables au monde, c’est que l’excès même de leurs réactions dévoile aux yeux de tous leur faiblesse congénitale : la souffrance et une soif inextinguible de reconnaissance de leur sort particulier (ce qu’on appelle injustement leur « communautarisme »). Leur violence est, le plus souvent, la traduction de leur désespoir existentiel. Et le monde perçoit cela de manière instinctive. En bref, même aujourd’hui, alors qu’un tiers des membres de ce peuple disposent d’une terre dans une région stratégique, et que leur armée, malgré des faiblesses indéniables révélées par la deuxième guerre du Liban, à l’été 2006, reste redoutable, les juifs ne font pas vraiment peur. Or, pour être efficace, la violence doit terroriser, et les juifs, quoi qu’en disent leurs détracteurs, ne terrorisent personne. Simplement, ils dérangent, ils agacent et, pour tout dire, ils exaspèrent. Il faudra se demander pourquoi.
Notes
Voir, entre autres, Menahem R. Macina, « Chrétiens et Juifs : Pour aller plus loin », dans Théologiques, 1/1-2 (2003), pp. 285-320, Montréal.
Sur cette question, consulter la somme incontournable de Georges Bensoussan,
Une histoire intellectuelle et politique du sionisme (1860-1940), Fayard, 1 080 pages, Paris 2002.
Amnon Rubinstein et Alexandre Yakobson, Israël et les nations. L’Etat-nation juif et les droits de l’homme, Presses Universitaires de France, Paris, 2006, p. 50.
Voir l’article “Sionisme territorialiste” dans Wikipedia.
http://fr.wikipedia.org/wiki/sionisme_territorialiste#le_plan_.22ouganda
Extrait des éructations de Soral : « Quand avec un Français, Juif sioniste, tu commences à dire : Y’a p’t’être des problèmes qui viennent de chez vous. Vous avez p’t’être fait quelques erreurs. C’est pas systématiquement la faute de l’autre, totalement, si personne peut vous blairer partout où vous mettez les pieds. Parce qu’en gros, c’est à peu près ça leur histoire, tu vois. Ça fait quand même 2500 ans qu’chaque fois qu’y mettent les pieds quelque part, y s’font dérouiller. Hein ! Tout d’même faut se dire : c’est bizarre, c’est qu’tout l’monde a toujours tort sauf eux. Le mec y se met à aboyer, à d’venir dingue. Tu vois. Tu peux pas dialoguer. J’pense qu’y a une psycho-pathologie - tu vois – du judaïsme sioniste, qui confine à la maladie mentale… ». Pour lire l’article, cliquer ici. http://www.debriefing.org/0610.html
A propos de B. Goldstein, voir Wikipedia. http://fr.wikipedia.org/wiki/baruch_goldstein
Voir " « Comme un Juif en France », une fresque documentaire improbable et magnifiquement réussie"
http://www.upjf.org/detail.do?noarticle=13331&nocat=127&id_key=127
http://fr.wikipedia.org/wiki/affaire_ilan_halimi
A ce propos ; il est intéressant de noter que cette aspiration à l’instauration ici-bas de la paix qui règne dans la sphère divine, s’exprime de manière quasi identique dans les deux confessions de foi. Les Juifs prient ainsi : “Celui qui fait régner la paix dans Ses hauteurs, fera régner la paix sur nous et sur tout Israël. Et dites : Ainsi-soit-il”. Quant aux chrétiens, ils répètent jusqu’à ce jour la prière que leur maître juif, Jésus, leur a enseignée : « Que ton règne advienne sur la terre comme au ciel… ».
Sous le titre (qui est de Claude Lanzmann) : “J’accuse Raymond Barre d’être un antisémite”. http://www.upjf.org/ideologies/article-12484-110-1-j-accuse-raymond-barre-etre-antisemite-claude-lanzmann.html
Voir un résumé de l’interview de Barre, du 1er mars 2007, sous le titre “Ils auraient pu faire sauter la synagogue et les Juifs, pas des Français innocents”. http://www.upjf.org/ideologies/article-12483-110-1-barre-auraient-pu-faire-sauter-synagogue-juifs-pas-francais-innocents.html
Je reviens à l’instant du Temple des Mille Bouddhas, une épaisse pagode à triple toit posée en pleine campagne bourguignonne, aux environs de Montceau-les-Mines. La roue du Dharma encadrée des deux biches compassionnelles se voit de très loin, ses dorures tranchant rudement sur les vapeurs automnales dégagées avec lenteur par les arbres environnants. Le Grand Temple est couvert de couleurs intensément criardes et infantiles : on dirait une crèche pour enfants mentalement retardés. Cet endroit concentre toutes les fausses images que se font les français désoeuvrés des « spiritualités orientales », en quête perpétuelle d’une alternative à leurs laborieuses séances de psychanalyse. Il paraît que cet endroit est le plus grand temple bouddhiste d’Europe. Ses fondateurs étaient évidemment une troupe de soixante-huitards mous du cortex, ayant commencé par squatter un château délabré avant de demander en 1970 la permission au Kalou Rinpoché de créer une communauté de lamas crachoteurs sur les lieux mêmes de leur déshérence. Le magasin du temple présente des kyrielles de fringues néo-népalaises, ainsi que des piles de savon végétal au miel, des sachets de thé yogi, et des bouquins comme Le pouvoir du bracelet en pierres fines et le secret de leur force magnétique. Dire que la chapelle du Sacré-Cœur de Paray-le-Monial n’est qu’à quelques battements d’ailes de ce lieu maudit…
Aujourd’hui, j’en veux énormément à tous ces gens que j’entends depuis ma prime jeunesse décrire l’Extrême-Orient à l’aune de leur impuissance chronique. Le Japon souffre particulièrement de l’accumulation de ces fantasmes vibrionnants : la folie des mangas (animés ou non), les pénibles subtilités végétales des jardins zen, l’absence de toute religion transcendantale, la passion frénétique des nouvelles technologies,… toutes choses aptes à exciter les désenchantés professionnels qui hantent les couloirs de ce qu’est devenue la culture occidentale, et qui m’ont détourné de ce pays bien plus profond et charnel que je ne pouvais le deviner. Fort heureusement, l’inintérêt ressenti envers cette civilisation n’était pas suffisamment aigu pour que je refusasse de saisir l’opportunité de me rendre à Otsu, Osaka et Kyôto le mois dernier.
Le bouleversement que je ressentis fut à la hauteur de ma méconnaissance primordiale. Tout m’apparut comme à l’opposé de ce que l’on m’avait raconté, en un contraste positif extrêmement saisissant. Les japonais des agglomérations sont pétris d’un stress permanent ? Un businessman de Kôbe (senior process engineer) rencontré par hasard consacra plus d’une heure à m’aider à trouver le chemin de mon hôtel situé au Dôtombori, à travers l’intense réseau arachnéen du métro d’Osaka. Emu par ma surprise de découvrir une ville aux luminescences urbanistiques si violemment tridimensionnelles, il prit même son temps pour me faire monter au sommet de la station Umeda, afin de m’offrir une vision panoramique de la cité quadrangulaire sillonnée en tous sens par des millions de feux mouvants (gigantesques panneaux publicitaires clignotants, croisements biseautés de phares de voitures et de bicyclettes, façades de buildings taillés comme des obliques de Boccioni). La Sonate au Clair de Lune était diffusée par les haut-parleurs de la galerie commerciale : je n’ai jamais aussi bien compris Beethoven que face à cette constellation électrique de scintillations satellitaires. En comparaison d’Osaka, Los Angeles fait un peu penser à Aubagne.
Les nippons sont corsetés dans leurs traditions communautaristes, et ne disposent que de très peu de liberté personnelle ? Je n’ai jamais vu d’individus aussi aptes à se décider à tout donner en des laps de temps aussi courts. « Tout, tout de suite » pourrait être la devise du Japon s’ils se décidaient un jour à en adopter une. Juste après l’échange d’une poignée de phrases à connotation amicale, le tenancier de Nager dans la mer, un bar chic et ébréché (une spécialité d’Osaka, avec l’okonomiyaki et le takoyaki) de Nipponbashi, m’offrit coup sur coup trois verres d’alcool (whisky, gin et vodka) distillé au pays des huit îles pour sceller notre entente cordiale. Un autre exemple m’est plus cher : le lendemain de ma rencontre avec la douce Sakiko, elle décidait en une seconde et demie (juste avant que la porte du train ne se refermât) de briser en mille morceaux son emploi du temps d’infirmière pénitentiaire prévu depuis des mois, afin de m’accompagner dans ma visite de Kyôto, sa ville natale. L’indéniable spontanéité des japonais, non pas en matière de sentiment (ô abjection !), mais dans le domaine concret de l’acte physique, est un contre-cliché que j’ai eu la joie de traverser.
Autre chose ? Oui : ce peuple serait ultra-nationaliste, maladivement raciste et biologiquement névrosé. Ce lieu commun est le pire de tous, le plus occidentalo-centriste, révélateur d’une incompréhension radicale de ce qui fait la substance de l’esprit japonais. Cette mauvaise réputation découle simplement du fait que le peuple nippon est probablement le moins commerçant de la planète. Lorsqu’on a pour empereur un descendant direct de la déesse solaire Amaterasu, c’est un peu comme si on vivait encore en plein Age d’Or : les bourgeois n’ont pas encore eu l’occasion de prendre le pouvoir. Sous les Tokugawa, faire du commerce était même passible de la peine de mort ! Le Krita-Yuga prit clairement fin en 1946, date à laquelle Hirohito - pardon, Shôwa Tennô - admit sous la pression du général MacArthur qu’il n’était pas d’essence divine / ce qui fit entrer Mishima dans une colère masquée… Les américains n’en étaient pas à leur première humiliation : rappelons les bateaux noirs du commodore Matthew Perry, qui forcèrent le pays au XIXè siècle à « s’ouvrir au commerce international » ; c’est-à-dire, bien sûr, à courber la nuque et se plier au modèle conquérant du libéralisme anglo-saxon. Aujourd’hui, la société japonaise est sans doute la seule à pratiquer un capitalisme non-rentable (et néanmoins parfaitement efficace) : en gros, tout le monde perçoit un salaire à vie, contre un travail qui peut s’avérer être très parcellaire (ce qui ne veut évidemment pas dire que personne ne bosse). A titre d’exemple, tel établissement du quartier réputé de Gion à Kyôto passe pour être le meilleur restaurant du Kansai (on y déguste, paraît-il, de généreux nabe) ; vous ne trouverez aucune carte à l’extérieur, pour la simple raison qu’il est nécessaire d’être parrainé pour y entrer. La cuisine est ici un rite qui tient autant de la poésie que du principe de vénération cosmique. Le Japon est le pays par excellence où, contrairement à l’adage cynique qui circonscrit notre mode de vie, tout ne s’achète pas (même quand on y met le prix).
Quant à l’amour bébête des plantes géométriquement disposées en un long chemin zen libérateur de l’âme, il m’a complètement échappé. En revanche, ce que j’ai vu dans chaque terrain autour des maisons de Kyôto, ce sont de très savantes et très belles sculptures de pierres à la Brancusi, mais souvent délicatement moussues. Parfois, de petites rocailles mignonnes sont revêtues de chemises ou de T-shirts à franges, comme de sages enfants minéraux en permission de jeu sur la pelouse. Les ruelles d’Otsu, au bord du grand lac vétuste Biwako, sont ponctuées de mini-sanctuaires boisés posés en plein trottoir, toujours encadrés d’éléments pierreux délicieusement bruts.
Je ne vais pas tourner longtemps autour de la théière : c’est bien la présence permanente d’un subtil mélange de shintô et de bouddhisme Mahâyâna qui m’a renversé dans les hauteurs célestes de l’Extrême-Orientalisme. Et cela m’a pris par surprise, exactement comme Kierkegaard le disait du christianisme. Après avoir contemplé les beautés convenues (mais définitives) du Kinkaku-ji, le fameux Pavillon d’Or doctement posé sur un lac empli de carpes monstrueusement étranges, je demandai à Sakiko de me montrer le temple de la secte bouddhiste à laquelle elle appartient. Nous traversâmes alors Kyôto en bus d’ouest en est, afin de rejoindre Chion-in. Kyôto est une ville mélancolique, ouatée et aristocratiquement triste. Il faut la comprendre : après avoir été la capitale du Japon durant plus de mille ans, elle fut la seule ville à ne pas avoir été rasée par les américains lors de la Seconde Guerre Mondiale. Ce fut le franco-russe Serge Elisseeff qui conseilla à la Maison-Blanche de ne pas la condamner, sous peine de ne plus jamais pouvoir connaître de réconciliation possible avec le Japon par la suite. Les nippons sont vraiment très gentils, mais tout de même, deux mille temples et sanctuaires, trois palais impériaux et un château atomisés, ça aurait fait désordre… Du coup, les kyotoïtes se sentent comme des privilégiés de la bombe A, ce qui les rend quelque peu malaisés et fantomatiques. A propos, j’apprends au moment où j’écris ces lignes la mort du pilote d’Enola Gay. Pauvre Petit Garçon de 92 ans, comme il a du souffrir de si bien dormir pendant toutes ces années (ainsi qu’il l’annonçait fièrement à qui voulait bien l’entendre) !..
Nous passons ensuite sous les fourches caudines d’un magnifique torii vermillon, et traversons le vaste sanctuaire shintô Yasaka-Jinja où tout un tas de gens font la queue pour pouvoir tirer sur une cloche et prier pour le salut de leurs ancêtres. Ici, c’est avec une louchée d’eau que l’on se purge le crâne. Un peu plus loin, je tombe sur un petit temple coincé au fond d’une impasse, centré sur un Bouddha à croix gammée, et annoncé par la statue de Jizô, le patron des voyageurs, des enfants et des fœtus… portant un petit bavoir rouge autour du cou, pour rappeler aux passants qu’un enfant mort (en fausse couche ou avorté) peut toujours revenir en douce, comme l’enfant-mirage dans le conte de Hendrik Cramer… Ne me dites plus jamais que les japonais ont perdu leur âme dans les écrans plasma et les oscilloscopes numériques, parlez pour vous mais laissez les autres en paix, bordel de merde, de grâce…
Je passai ma dernière nuit à marcher dans les rues interlopes du quartier défraîchi de Shin-Sekai, un district jadis branché élaboré au pied de la vieille Tsûten-kaku, « la Tour Eiffel du Japon ». Tout le monde me disait d’éviter absolument de fréquenter ces rues un tantinet pourries, craignant pour mon intégrité physique. Je souris intérieurement lorsque je croisai les délinquants d’Osaka, bosozoku rieurs et mutins : c’est pas les lascars de la Belle-de-Mai… Je me suis rarement autant senti en sécurité qu’au cœur de ces ruelles mal éclairées, positivement louches et bellement équivoques. A peine me suis-je fait poursuivre par un travelo sexagénaire sur quelques mètres, me suppliant d’entrer en sa demeure pour me faire éprouver sa virtuosité buccale. Et puis, au détour d’un trottoir un peu plus propre que les autres, je tombai soudain sur un alignement effarant de môles brun sombre : c’était une armée de mendiants dormant en file indienne, chacun d’eux s’étant entouré d’une tente parallélépipédique faite de cartons d’emballage. Cela ressemblait à un long chapelet de cercueils vermoulus. Je regardai autour de moi : il y en avait partout. Une troupe avait même pris position devant la porte d’entrée du zoo : un malheureux dormait les bras ouverts, comme crucifié au sol par le froid saisissant. J’avais entendu dire que Jésus-Christ, après avoir échappé in extremis à la crucifixion, s’était enfui jusqu’au nord du Honshû, où il décéda à l’âge de cent six ans aux côtés de son épouse Miyu. Sa sépulture est, paraît-il, visible au cimetière du petit village de Shingo. Je savais désormais que je n’avais plus aucun besoin de m’y rendre : le tombeau de Jésus, il était là, devant mes yeux éplorés. Connaître un pays, c’est aimer ses pauvres. Je sentis profondément qu’il n’y avait plus rien à dire. Une étrange mélancolie se fit jour en moi, semblable à ce que je ressentis le premier soir face aux splendides geishas pinçant très-délicatement les cordes de leurs kotos en une série de poignantes cascades sonores : une mélancolie aquatique, enfantine, vivement lacrymale, qui ne quitte plus la moelle de mes os.
SYOKA, 15 novembre
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